Les MacClare, malgré leurs origines écossaises, étaient considérés comme faisant partie intégrante de la communauté de Chester’s Mill. Lorsque le fils MacClare décida de se marier, tout son entourage fut persuadé que l’union allait être heureuse, et dans un premier temps, ça sembla être le cas. Ils eurent deux filles successivement, Pia, puis Judith, un an plus tard, Judith qui, sans que personne ne le sache, était en réalité l’enfant d’un autre. Ils s’occupaient de leurs filles, ce qui impliquait devenir adulte : trouver un emploi stable, payer les factures, vivre un quotidien qui peu à peu les rongea. Comme le calme précède la tempête, l’orage ne tarda pas à s’abattre au sein de leur couple. Ils n’étaient pas fait pour être un couple paisible et rangé, et bientôt, cette évidence explosa. Dès les premières années de sa vie, Pia vit ses parents s’aimer d’un amour sans nuage, puis se déchirer, successivement, par périodes. Est-ce là ce qui expliqua son tempérament rêveur ? Sans doute, au moins en partie. Quoiqu’il en soit, elle semblait préféré rêvasser plutôt que se montrer attentive. Ainsi, lorsqu’on lui posait une question, elle répondait souvent de manière décalée. Elle était maladroite, étourdie, oubliant souvent les choses qu’elle devait faire, ou encore les endroits où elle posait ses affaires. Son enseignante le remarqua et finit d’ailleurs par penser qu’elle avait un retard important pour son âge, prenant ses problèmes d’attention pour des problèmes de compréhension. Ses parents furent alertés, on l’emmena voir un psychiatre contrainte et forcée, qui ne décela rien d’anormal. Elle était loin d’être idiote, bien au contraire. Elle semblait seulement passer davantage de temps la tête dans les nuages que les pieds sur terre. La situation s’améliorerait avec le temps.
Et en effet, elle s’améliora, mais de façon minime, car Pia conserva toujours ce trait de sa personnalité. Elle ne le faisait pas exprès, pourtant. C’était plus fort qu’elle : sans qu’elle le veuille, sans qu’elle le décide, son esprit se mettait parfois à vagabonder ailleurs et elle perdait le fil de ce qu’il se passait autour d’elle. Ce qui était très gênant, en particulier lorsqu’elle était supposée suivre une conversation. Son esprit semblait carburer, sans arrêt. Elle remarqua bien vite que les autres enfants avaient tendance à se moquer d’elle à cause de cette particularité, ainsi que de sa maladresse.

Puis, il y eut ce qui resterait durant des années dans sa mémoire comme le pire jour. Celui où son père fit sa valise et quitta la maison, un après-midi, alors qu’elle et Judith étaient présentes. Elle avait bien remarqué que ces derniers temps, les disputes étaient de plus en plus fréquentes, de plus en plus fortes, mais comment aurait-elle pu seulement imaginer qu’il l’abandonnerait comme certains abandonnaient un chien dont ils ne voulaient plus au bord de l’autoroute ? Durant les premiers jours, sa mère leur laissa croire qu’il était parti en voyage pour son travail. L’avait-elle réellement cru ou avait-elle fait semblant de le croire ? Quoi qu’il en soit, ce fut à ce moment que ses angoisses apparurent, la poussant à se réfugier dans un monde où elle voyait tout, observait tout, interprétait tout dans sa tête, présente sans vraiment l’être. C’est aussi à ce moment là qu’elle se mit à se rabattre sur la nourriture, connaissant quelques problèmes de poids.

A la veille de l’adolescence, elle se sentait mal à l’aise, gauche et peu à sa place. Cependant, elle savait se montrer sociable et prête à rendre service, aussi elle parvint à se faire quelques amis, même si le nombre de ceux-ci resta réduit, et les moqueries, particulièrement concernant son poids, ne cessèrent jamais vraiment. Elle était intelligente cependant, très intelligente, mais dans un monde inaccessible aux autres.
Ce fut à l’âge de quatorze ans qu’elle rencontra Enoch, nouveau venu en ville, ce qui ne lui apparut pas au début comme une bonne chose. Au début, elle avait sympathisé avec lui, avant de le voir se mêler à ceux qui s’amusaient à ses dépends. Quelques années l’avaient fait passer de l’enfance à l’adolescence. Elle avait grandi, mais n’avait au fond pas réellement changé. Jeune fille mal à l’aise, mal dans sa peau, boulotte, comptant ses amis sur les doigts d’une main. Qu’elle soit mignonne importait peu. Elle était cataloguée comme étant bizarre, marginale, certainement pas le genre de fille avec laquelle on rêvait de sortir, et d’ailleurs ses premières expériences amoureuses se faisaient attendre. Pourtant, un jour, elle s’était retrouvée invitée à la fête de l’une des filles les plus populaires de l’école. Elle ne s’était pas fait d’illusion, cette fille avait invité tout le monde, avec ou sans elle, peu importait. Elle n’avait pas vraiment eu envie d’y aller, mais sa mère l’y avait poussée, alors elle s’était résignée. Elle n’avait pas réalisé qu’Enoch serait là, aussi, et d’ailleurs, elle s’en moquait éperdument. Jusqu’au moment où, se dirigeant vers elle alors qu’elle était seule, il vint lui parler et finit par l’embrasser. Elle n’eut pas le temps de protester, ou même de réagir. Brusquement, elle se trouva emporter par cette douceur, par cette étreinte. C’était la première fois que quelqu’un l’embrassait, et si on lui avait dit qu’un premier baiser était toujours fabuleux, celui-là était au-delà de toutes ses espérances. Jusqu’au moment où, voyant la tête de ses amis, elle comprit qu’il ne s’agissait que d’une sorte de défi fait à ses dépends. Elle le repoussa violemment. D’un coup, l’instant précédent s’écroulait. Comment avait-il osé ? Comment avait-il pu se moquer d’elle de la sorte ? Elle lui cria tout ce qu’elle avait sur le coeur avant de rentrer chez elle, blessée, humiliée. Il n’eut pas le temps, ou le courage de lui dire qu’il avait lui aussi été plus bouleversé qu’il l’avait cru par ce baiser, et surtout, qu’il regrettait profondément.
Elle avait le coeur brisé. Elle le sentait, sans comprendre pourquoi. Durant des semaines, des mois, elle l’évita soigneusement, malgré les tentatives qu’il fit pour lui parler. Jusqu’à ce qu’il y parvienne, ayant pris conscience qu’il ne souhaitait plus céder à la pression sociale. Doucement, prudemment, ils entamèrent un rapprochement, jusqu’à sortir ensemble pour de bon. Il fut le premier, sur tous les plans. L’amour tel qu’elle ne l’avait jamais connu. Parce que c’était lui, parce que c’était elle.

Mais tout changea l’année de ses dix-sept ans : Pour suivre la formation de son choix, Enoch s’était éloigné de la ville. C’est en même temps que sa soeur décida de tout quitter pour partir à New York. Profondément perturbée, Pia s’éloigna peu à peu de celui qu’elle aimait, jusqu’à ce que la rupture soit inévitable, une rupture dont elle eut du mal à se remettre. Elle quitta la ville à son tour, pour ses études.

Devenir détective privé était une idée qu’elle avait eue en tête depuis bien longtemps, aussi une fois deux années d’études achevées, elle passa l’examen et décida de quitter l’université après avoir réussi afin d’exercer sa profession à Chester’s Mill. C’est quelques mois plus tard qu’elle revit Enoch, par hasard. Immédiatement, elle se sentit perturbée, attristée. Elle avait voulu fuir, ne parvenant pas à croire que si longtemps après le voir lui faisait un tel effet. Elle aurait dû avoir oublié. Elle aurait dû être passée à autre chose. Et pourtant c’était loin d’être le cas. Parce que c’était lui, parce que c’était elle.
Ce fut un nouveau commencement. Celui d’une relation aussi passionnée que tumultueuse. Quatre ans passés à s’aimer, puis se séparer avant de se réconcilier de nouveau. Ce fut la relation la plus intense de son existence, et pourtant un jour vint où leur rupture fut définitive, avant qu’il quitte la ville pour de bon. Elle en garda un souvenir amer et un coeur brisé. Elle était usée, fatiguée et elle avait vu dans le miroir le reflet de ce qu’avaient été ses parents, ce à quoi elle ne voulait pas ressembler. Aurait-il fini par la quitter, comme son père l’avait fait, si leur relation s’était poursuivie ? Inconsciemment, elle le croyait. Alors, tout était pour le mieux, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?

Et pourtant, ce qu’elle avait éprouvé pour lui ne pouvait s’éteindre en un jour. Reconstruire quelque chose lui fut extrêmement difficile. C’est bien simple, aucun des hommes qu’elle rencontrait n’était Enoch, et cela, il lui était difficile de le leur pardonner. Parallèlement, menant une enquête au sujet de son père qu’elle souhaitait retrouver, elle découvrit l’épouvantable vérité : Judith était issue d’un autre géniteur, un homme peu recommandable qui plus est. Elle n’osa y croire avant que sa mère, confondue, n’avoue tout. Comment en parler à sa soeur qu’elle n’avait pas revue depuis si longtemps ? Comment lui dire ? Elle prit la décision d’attendre, attendre le bon moment. Elle aurait dû savoir alors que le bon moment ne viendrait jamais.
Le travail était ce dans quoi elle était douée, ce à quoi elle s’accrochait. Jusqu’à sa rencontre avec Vaughn. Elle avait envie de faire sa vie avec quelqu’un, enfin, et il était là. Leur relation s’installa au fil du temps dans la durée. Elle l’aimait, parce qu’ils étaient posés, parce qu’il était là pour veiller sur elle et qu’avec lui, les choses semblaient simples.  Il était le roc sur lequel elle s’appuyait, quelqu’un dont elle avait besoin alors que sa soeur revenait en ville après tout ce qui lui était arrivé, ce qu’elle avait fait, et alors que le Dôme était apparu. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’avec lui revienne Enoch...